GLENMOR

GLENMOR



Poète, auteur, compositeur, interprète, Glenmor est le barde pleinement, de la Bretagne et des Bretons. Plus largement, il s’adresse aux peuples de l'Ouest et d'ailleurs, à tous les humiliés, petits, sans-grades, paysans et prolétaires, dont il connait et épouse la misère et la révolte, en déployant son chant. Glenmor, c’est avant tout de l’émotion et de la poésie lyrique.

La première fois que j’ai entendu prononcer son nom, c’était de la bouche de Léo Ferré, au sortir d’un concert. Léo m’invitait lorsqu’il passait en région parisienne. Nous avions une vieille histoire de « famille », qui a débuté en 1956, treize ans avant ma naissance. Ce soir-là, en janvier 1986, à Colombes, où j’habitais alors, Léo me reparle de mon village, où il a habité et de sa vieille embrouille (à propos de la publication en 1956 de son recueil, Poètes… vos papiers !), avec André Breton, qu’il vient de relire, puis de la Bretagne (il a acheté l’île Bretonne du Guesclin en 1960, qu’il a habité jusqu’en 1968), en citant le nom de Glenmor. Je le reprends : Glen… quoi ? Il me répond du tac au tac : « Glenmor… C’est un type extra, un pur, un vrai. Un barde. Il faut que tu l’écoutes. C’est un irréductible, en granit…Tu sais, j’ai chanté avec lui… » En effet, Léo et Glenmor firent une tournée sans vedette où tout fut partagé à 50/50. Glenmor témoigne (in entretien, octobre 1986) : « C’est faux de croire qu’à cette époque-là, j’avais un public plus nombreux, c’est faux. J’ai toujours eu des salles de 200, 300, 500 personnes, comme j’ai eu cet été. Dans les cabarets, 100 personnes, dans les petites réunions, 200, un peu plus dans certains coins mais cela a toujours été mon public, je n’ai pas connu d’autre public. Et je rigole doucement en pensant à tout ce qu’on a dit. Quand je tournais, en 70-71, avec Léo Ferré, on a fait 19 galas sous chapiteau. Notre maximum a été 700 personnes : le chapiteau était plein. Le lendemain, je lisais dans les journaux qu’il y avait 2 000 personnes. C’est faux, tout cela ! D’ailleurs, le chapiteau faisait 1 100 places et il fallait tasser tellement qu’il n’y avait plus moyen de mettre de scène. »

Unanimement reconnu, aimé, respecté, par ses amis et sa génération, Glenmor l’est tout autant par les générations suivantes : un mythe, une légende. Glenmor incarne, dès ses débuts en 1959, à lui tout seul, le réveil de la culture bretonne, par la musique, la poésie et le chant. C’est dans son sillage que vont s’engouffrer poètes, écrivains et musiciens, à commencer par Alan Stivell (l’esprit musical de la harpe aux doigts d’or) et Gilles Servat, Tri Yann…. En 1977, Glenmor déclare : « Je suis le premier à avoir semé le grain. Ce sont mes enfants ou les enfants de mes enfants qui jouiront des récoltes. »

(..) Glenmor, Émile Le Scanve à l’état civil, Milig ar Skañv, en breton, est né le 25 juin 1931 au lieu-dit Ar Vouillen, commune de Maël-Carhaix (Côtes-d’Armor), dans une famille de paysans. Sa vocation naît quand il a dix ans. Glenmor fréquente l’école communale où on lui interdit de parler breton, la seule langue que parle et écrit son père. Il entre en 1941 au petit séminaire de Quintin, où il fait ses études secondaires et obtient ses deux baccalauréats à 17 ans. Chrétien, il en ressort avec un anticléricalisme viscéral. Après avoir fait son service militaire à Paris, il obtient en 1952 une licence de philosophie à Rennes. Kierkegaard est son philosophe de prédilection. Le monde l’attire. L’univers l’attire. Son pays le berce. Il a appris la vie, la terre, la joie, la souffrance dans une langue niée, moquée : « plouc », « nigouse », « péquenot », ces mots le blessent, mais les mots l’obsèdent et la musique aussi. Il sera barde : « Écris pour le peuple la première loi de la sagesse. Grave dans la pierre l’image d’un oiseau des mers, il sera ton symbole de voyage et de liberté. La sagesse ne se cache pas dans un enclos. Elle est déesse des horizons les plus reculés. Tout peuple doit se guider sur son temple. » 

(..) En octobre 1959, Glenmor à vingt-huit ans. Sa carrière artistique débute par un récital à Paris. Dès lors, il tente de vivre de ses chansons et adopte le nom de scène de Glenmor. Il se produit à Montparnasse, puis, à Bruxelles en 1961 où il connait Jacques Brel et rencontre sa future femme, au caractère aussi déterminé que le sien, Arrivée en Bretagne, elle se renomme Katell. Dès son retour, Glenmor décide de « travailler la Bretagne ». Il s’agit d’une bataille, qui commence dans les auberges rurales, dans les caboulots des petites villes de la côte. Glenmor chante et se produit partout, inlassablement. Bientôt, et Katell, qui abat un travail considérable n’y est pas pour rien, Glenmor embrasse et embrase une Bretagne, qui l’attendait. Son charisme est magnétique, ses paroles, en français et/ou en breton, imbibées de poésie, claquent dans chaque baie, sa voix roule comme le vent et s’abat comme une vague. En mêlant poésie et politique, Glenmor demeure dans la tradition celtique. Xavier Grall, enthousiaste, ne tient déjà plus en place. Sa Bretagne, largement idéalisée, a trouvé son Barde : « Et le barde sait qu’il va établir sa souveraineté sur un peuple aveugle, un peuple rampant, un peuple-crapaud. Et malgré les lâchetés de ce peuple aux poches trouées, au cœur crevé, ce peuple à qui l’on a volé d’âme et la chaumine, le rêve vit en terre de Bretagne…. Qu’il veuille seulement entendre la voix bardique de l’insoumission et de l’orgueil. Que les manants sachent qu’ils peuvent être maîtres et seigneurs. Il n’est que d’écouter cette voix rouillée qui porte la gloire ancienne des nations vaincues. Je vous dis, moi, que quelque chose va se passer entre ce peuple assis et cet homme debout, quelque chose de magique, une sorte d’envoûtement. Nous ne sommes pas chez Descartes. Nous sommes chez Merlin. »

Quand la complainte et la satire de cet homme deviennent célèbres, poursuit Grall, la chanson bretonne est tombée dans les trappes de la plus profonde niaiserie. Botrel – chantonneur, rengaineur de Montmartre – a fait des ravages dans nos cantons. Glenmor produit son premier 33 tours : l’enregistrement d’un concert, considéré comme légendaire, donné à la Mutualité de Paris, au printemps 1965. Grall exulte : « Au milieu de son orchestre, Milig surgit, caresse, gueule, trépigne et réconcilie, en connaisseur, la fureur musicale des bastringues au moderato des cantiques...  La Bretagne, ce soir-là, c’était la Bretagne prolétarienne, la non-folklorique, celle des rues, des faubourgs et des exils, l’humiliée, l’offensée. Jamais sans doute le barde ne fut aussi bon que ce soir-là. »

Au début de 1969, son premier 30 cm sort chez Barclay, Cet Amour-là... Il quitte la maison de disque parisienne et signe au Chant du Monde, avec la sortie de Vivre en mars 1972, puis quatre autres 33 tours. Méavenn, directrice de la revue Ar Vro, écrit : « Milig sert de porte-parole, de porte-voix, de corne de brume tous les anonymes révoltés qui se rongent les sangs en Bretagne entre deux saccages de mairie ou de sous-préfecture, comme à tous les anonymes qui n’ont jamais rien saccagé, parce que c’était pour eux l’inimaginable. Ce que Milig réveille en eux, c’est la capacité d’imaginer, ne serait-ce que dans un lointain brumeux, un cadre neuf à leur destin. »

Son allure de barde devient un symbole et ses chants, qui expriment la révolte, tel Princes entendez bien, entraînent malgré la censure, une génération à sa suite, tels Alan Stivell ou Gilles Servat. Pourfendeur du centralisme culturel et de ce que l’on peut nommer à l’époque le complexe breton, celui qui côtoie Léo Ferré, Georges Brassens et Jacques Brel, est de toutes les luttes : « Le révolutionnaire créé la société de justice. Il se bat pour cela c’est-à-dire une société où il n’y aura pas de riches qui soient trop riches et de pauvres qui soient trop pauvres. Répartir le bien commun entre tous, c’est la société de justice, la société révolutionnaire. » Il choisit et affûte les mots comme des armes. Glenmor plaide pour l’autonomie et même pour un État breton : « Notre culture est paysanne. C’est vrai, nous avons les costumes. Mais d’où viennent-ils ? Nous retrouvons les mêmes, un peu partout en Europe. Ce sont des costumes qui existaient déjà au XIVème siècle. Nous les avons adaptés et ils sont devenus des costumes bretons ! Ce n’est pas très original et je ne veux pas défendre ça. Je veux défendre le droit à la démocratie, le droit au contrôle du pouvoir. »

Mais il n’est pas évident d’être un nationaliste breton depuis l’après-guerre : au « plouc », on a adjoint le « collabo ». Glenmor se tient évidemment loin d’un nationalisme xénophobe, sectaire et nombriliste.  Ainsi, lorsqu’il déclare au sociologue briochin Ronan Le Coadic, le 3 août 1993 : « Mais chose curieuse, dans ce qu’on appelle le patois gallo, on retrouve les concepts bretons, et les tournures de phrases. Tu comprends il y a une unité. La Bretagne n’a jamais été divisée en deux à cause de la langue. D’ailleurs, les meilleurs nationalistes bretons ont toujours été les Gallos... Ceci parce que de tout temps, le sentiment d’être Breton est souvent plus vif en Haute-Bretagne qu'en Basse-Bretagne. Je n’ai jamais attaché la bretonnitude à la langue. Ceux qui disent que pour être Breton, il faut forcement être bretonnants, sont des cons. Tu leur diras ça de ma part, tiens. » C’est quoi être un nationaliste breton pour Glenmor ? Il nous le dit : « La défense de l’homme né. C’est une notion de l’homme que j’ai toujours défendue. Je ne suis pas nationaliste breton parce que je suis Breton, mais je suis nationaliste breton parce qu’avant tout, je suis un homme né en Bretagne. Cela n’a rien à voir avec une idée politique préexistante. Je ne suis pas nationaliste breton au nom d’une idée politique. C’est le fait d’être né quelque part qui fonde ma nationalité. Je sais bien que les trois quarts des individus sont comme moi : étant nés quelque part, ayant vécu quelque part, ayant pris le contact de l’enfance avec une nature quelque part, ayant grandi, nous restons imprégnés par cette enfance. Et c’est à partir de ce moment-là que nous devons réaliser notre enfance : une vie d’homme n’est jamais qu’une enfance réussie, une vie d’homme n’est jamais qu’une enfance réalisée. Et c’est à cause de ça que, né en Bretagne, je me devais de défendre tous ceux qui sont nés en Bretagne et défendre notre particularisme par le fait même. »

(..) Avec ses amis Alain Guel et Xavier Grall, il participe à la fondation des Éditions Kelenn, où il publie en 1968 Le livre des chansons, en même temps que Xavier Grall y publie Barde imaginé puis La fête de la nuit (1972). Au début des années 1970, il fonde avec les mêmes, Xavier Grall et Alain Guel, le journal La Nation bretonne, qui joue alors un rôle important. Glenmor dit : « Le Personnalisme est né du Celtisme, le Romantisme est né du Celtisme, la notion de l’individu prioritaire sur la société, le Personnalisme, en réalité, c’est nous ça. Les Latins ont toujours été des individualistes. Ils ont créé d’abord l’État et l’individu devait se soumettre à l’État pour l’organisation d’une société. Pour le Celtique, ce n’est pas ça du tout : c’est l’État qui devait plier, l’individu étant prioritaire et prédominant. Toujours cette notion personnaliste de l’homme qui est une notion magnifique d’ailleurs, anarchiste aussi, d’où l’anarchie naturelle aux Bretons. On appelle cela anarchie mais les Bretons sont plutôt libertaires qu’anarchistes. Tout cela, c’est évident. »

(..) En 1990, à l’issue d’un concert pour la Fête de la langue bretonne à Carhaix, il décide de mettre fin à sa carrière musicale pour se consacrer à l’écriture. Le cancer l’emporte six ans plus tard, à Quimperlé, le 18 juin 1996, à l’aube de son 65e anniversaire. Il est inhumé dans le caveau familial au cimetière de Maël-Carhaix, où plus de 4.000 personnes assistent à ses obsèques. Sur la tombe est écrit : « Et voici bien ma terre, la vallée de mes amours. » (Notice d’après Xavier Grall, Glenmor, Collection Poésie et chansons, Seghers, 1972).

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

À lire : Livre des Chansons (éd. Kelenn, 1968. Rééd. Stern ha Lugern, 1979), Sables et Dunes (éd. Ternel, 1971), Livre des Chansons, tome II (éd. Ternel, 1974), La Septième Mort (éd. Ternel, 1974. Rééd. Libres Halliers 1982), Le Sang nomade (éd. Ternel, 1975), Les emblaves et la moisson (éd. Stern ha Lugern, 1977), Retraites paysannes (éd. Ternel, 1977), Chantres de toutes les Bretagnes, 20 ans de la chanson bretonne (éd. Jean Picollec, 1981), L’Homme du dernier jour, La Gacilly (éd. Artus, 1991), Les Derniers Feux de la Vallée (éd. Coop Breizh, 1995), La Sanguine (éd. Coop Breizh, 1996), La Férule (Coop Breizh, 1997), Xavier Grall in memoriam (Babel, 2000), Kan ha diskan, Correspondances Grall-Glenmor (Coop Breizh, 2007).

Albums studio : Cet amour-là (Barclay, 1969), Hommage à Morvan Lebesque (Barclay, 1971), Vivre (Le Chant du Monde, 1972), Princes, entendez bien... (Le Chant du Monde, 1973), Ouvrez les portes de la nuit (Le Chant du Monde, 1974), E dibenn miz gwengolo (Le Chant du Monde, 1977), Tous ces vingt ans déjà... Pour un vingt ans d’abord (Le Chant du Monde, 1978), La Coupe et la Mémoire (Arfolk, 1979), Tristan Corbière : Le Paria, dit par Glenmor (Arfolk, 1984), Si tu ne chantais pas pour eux à quoi bon demeurer ? (Arfolk/Stern Ha Lugern, 1985), Après la fleur le fruit, sous la rose l’épine (Escalibur, 1987), En Bretagne, noces et fest-noz (Arion, Barclay, 1987).

Album en public : Glenmor à la Mutualité à Paris (ed. Ternell, 1967).

Compilations : Les Principales Œuvres (Ar Folk/Escalibur, 1990), Apocalypse, 2 CD (An Distro/Coop Breizh, 2004), Dix ans déjà - Ar Pep Gwellañ... que le vent porte et pose (An Distro/Coop Breizh, 2006), L’Intégrale, 6 CD (An Distro/Coop Breizh, 2011).

Film documentaire : Philippe Guilloux : Glenmor l’éveilleur, (72', Carrément à l’Ouest, 2011). 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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